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Dans l'heure qui suivit, toutes les stations de radio et de télévision suspendirent leurs programmes pour mettre leurs antennes au service de ce vaste plan de sauvetage. Les divers membres du Collège invisible avaient reçu pour mission d'adresser des messages aux savants du monde entier ; ceux qui n'avaient pu être contactés directement par téléphone étaient appelés sans relâche sur l'antenne.

Basés jusqu'ici sur la face cachée de la Lune, les cosmonefs géants avaient atterri dans les parcs, sur les terrains de sports, sur les aérodromes des grandes cités afin d'embarquer les nombreux corps de métiers et les familles de leurs membres auxquels ces appels étaient destinés.

La pathétique allocution présidentielle, captée aussi à l'étranger grâce aux satellites-relais, suscitait bien des commentaires, optimistes chez les uns, pessimistes chez d'autres qui redoutaient de nouvelles catastrophes sismiques. Il y avait aussi les enthousiastes qui, répondant spontanément à l'appel et sans attendre les consignes syndicales, se dirigeaient avec leur femme et leurs enfants vers les points de ralliement ; mais il y avait également les velléitaires qui remettaient au lendemain leur décision ou qui appréhendaient de partir à l'aveuglette, malgré les affirmations apaisantes du chef de l'Etat. Il y avait, enfin — étrangers aux nobles sentiments de la majorité — des hommes trop heureux de fuir impunément une épouse acariâtre ou des femmes ravies de quitter un mari volage ou grincheux et qui s'empressaient alors de faire leur valise ! Travers anecdotiques en marge de la tragédie qui se jouait à l'insu de tous...

D'heure en heure, cependant, sur l'ensemble du territoire, le nombre des candidats s'accroissait de façon satisfaisante ; plusieurs astronefs déjà avaient décollé, emportant hommes, femmes et enfants vers ce qu'ils croyaient être des villes-champignons dont les installations de fortune leur garantiraient toutefois une vie décente dans les jours à venir. Alléger les souffrances des victimes des zones sinistrées ne valait-il pas quelques sacrifices ?

Durant les minutes qui suivirent ces départs, les passagers ne se doutèrent pas un instant qu'ils quittaient la Terre pour toujours. La vérité leur serait révélée, cruelle, atroce, mais seulement lorsque les gigantesques spationefs vogueraient dans l'espace...

Pendant ce temps, l'astronef de Sanorsh Vaxhan et de ses compagnons terriens accomplissait un long périple avec escales à Londres, Paris, Rome, Berlin et Moscou ; escales au cours desquelles les mêmes contacts furent pris avec les chefs de gouvernement. Ces derniers — avisés par leurs ambassades à Washington — s'attendaient à l'arrivée imminente de cet appareil venu d'un autre monde. De ce fait, la délégation terro-antarienne fut non seulement accueillie sans difficulté, mais avec gratitude. Et tous les chefs d'Etat, informés du péril mortel qui menaçait la Terre, se firent un devoir de cacher la vérité au peuple afin d'aider' au sauvetage d'une élite intellectuelle, technicienne et ouvrière capable d'assurer, sur Terra Deux, la continuité de la civilisation condamnée.

Partout où les ligues compagnonniques avaient droit de cité — principalement en Europe et notamment en France — les Compagnons, ouvriers et techniciens habiles s'il en fût, pétris d'une tradition millénaire prônant l'amour du travail, de la « belle œuvre », répondirent les premiers à l'appel. Partout également où existaient des groupes d'études privés sur les O.V.N.I., leurs membres, gagnant les points de ralliement, se mirent à la disposition des Xarls et des Antariens. Mais, à la différence du commun des mortels, la plupart d'entre eux avaient soupçonné, sinon compris, la signification véritable de cette gigantesque opération de sauvetage. Instruits de longue date sur les activités des disques volants, sur leurs survols systématiques des zones de cassures, de failles de l'écorce terrestre, ils avaient été confirmés dans leurs craintes par la venue massive des Antariens presque immédiatement après les cataclysmes ! Et leur volonté de rester jusqu'à l'ultime limite sur la Terre, pour aider à l'évacuation des exilés, n'en était que plus méritoire dans la mesure où, justement, ladite limite ne pouvait être fixée par quiconque !

Sanorsh Vaxhan devait abandonner Dorval et ses compagnons à Moscou pour prendre place à bord du premier des cosmonefs géants qui, sur la place Rouge, embarquaient les milliers de familles rassemblées par les syndicats. La coordination globale des opérations d'évacuation exigeait en effet sa présence à bord de la base spatiale.

— Retournez en Californie, avait-il recommandé à ses amis, et tâchez de recueillir le plus grand nombre de vos collègues ufologues. Bloqués par les séismes, ils n'ont pas dû pouvoir quitter Los Angeles... Certains ont dû survivre et ces esprits ouverts, plus clairvoyants que nombre de savants contre lesquels ils ont lutté pour défendre la vérité, auront leur place dans la nouvelle société que nous vous aiderons à édifier sur Terra Deux.

» Cet astronef de reconnaissance possède divers équipements individuels dont Thorg vous expliquera la destination exacte ; vous en aurez besoin pour tenter ces sauvetages. Bonne chance, amis. Nous nous reverrons bientôt, à la base spatiale ou sur Terra Deux...

Piloté par le commandant Thorg et son équipage, l'astronef avait donc décollé de Moscou pour cingler vers l'est et rallier l'Amérique pardessus l'Asie.

— En raison de la différence des fuseaux horaires, annonça Thorg, nous arriverons à Los Angeles en pleine nuit et nous ne pourrons pas entreprendre les recherches avant l'aube. Nous nous poserons, pour attendre, à l'endroit même où vous aviez allumé ces feux pour signaler votre présence, au flanc de cette petite montagne. Maintenant, vous devriez aller vous reposer. Cet appareil ne comporte que deux cabines, en dehors de la soute centrale, mais elles sont à « l'échelle » des Antariens, sourit-il, pas à celle des Xarls, rassurez-vous...

 

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En bras de chemise, fumant une M.S. après l'autre, Eric Maxden, le directeur du New York

News, aboya un « non » catégorique à son rédacteur en chef :

— Je n'ai pas de temps à perdre avec les illuminés, Rex ! Foutez-moi ce type dehors et...

Des cris de frayeur, une bousculade dans le bureau voisin et la porte s'ouvrit avec fracas sur un homme armé d'un énorme revolver. Les yeux brillants de colère, en proie à une agitation inquiétante, l'inconnu s'avança, dents serrées. Son barillet, pointé vers le directeur du grand quotidien new-yorkais, tremblait dans sa main.

— Vous allez m'écouter ! menaça-t-il en jetant une grande enveloppe sur le bureau. Et je ne vous conseille pas d'appuyer sur le bouton d'alarme qui doit être dissimulé à portée de vos pieds, Maxden ! Je ne veux pas vous descendre, rassurez-vous ; je veux seulement que vous m'écoutiez et que vous lisiez ce mémoire, là, dans l'enveloppe. Mon nom est Horace Fergusson ; je suis géophysicien à l'université de New York et voici mes papiers, pour le cas où vous en douteriez, fit-il en lançant vers lui son portefeuille.

— OK, monsieur Fergusson, je vous écoute, mais soyez bref ! grommela le directeur du journal en revenant peu à peu de sa frayeur première.

— Depuis trois jours, je me suis livré à l'étude minutieuse de sismogrammes recueillis non seulement aux States, mais aussi dans divers pays étrangers affectés par les séismes. Vous trouverez dans mes notes des chiffres, des graphiques, une étude comparative et systématique des tremblements de terre qui secouent notre planète. Je vous épargne ces détails, mais vous pouvez me faire confiance : tout est exact, pesé, vérifié, contrôlé. Tout est dramatiquement exact, Maxden ! La Terre ne va peut-être pas sauter, mais l'humanité est condamnée, du moins dans sa majorité ! La crise de sismicité ira en s'aggravant et des continents entiers risquent de disparaître ! Et s'ils ne s'engloutissent pas dans un effroyable cataclysme géologique, les secousses que nous allons vivre — quel euphémisme ! ricana-t-il — seront d'une telle violence que celles de Los Angeles passeront pour un aimable frisson !

— Allons donc, vous divaguez ! fit Maxden en haussant les épaules. Vous exagérez certainement, car ni notre Président ni aucun chef d'Etat n'ont laissé entendre l'approche de l'Apocalypse. Même pas le pape qui, vous l'avouerez, a quelques accointances avec le Père Eternel, essaya-t-il d'ironiser.

— Imbécile ! rugit le géophysicien, les yeux révulsés par la fureur et suant d'angoisse. Vous êtes peut-être un bon directeur de canard, Maxden, mais vous êtes un imbécile quand même ! Croyez-vous que le Président et ses homologues des autres pays, informés de la vérité, l'auraient criée sur les toits ?

— Bon, bon, fit Maxden, conciliant et surtout inquiet de le voir brandir son revolver. Comment expliquez-vous, alors, l'intervention des Antariens, l'arrivée massive de leurs astronefs — vous regardez la télé, non ? — pour transporter les ouvriers et techniciens sur...

— Vous êtes plus qu'imbécile, Maxden, vous êtes aveugle ! J'arrive de Los Angeles. A bord d'un avion-taxi, j'ai survolé toutes les zones sinistrées, j'ai scruté leurs environs sur des dizaines et des dizaines de kilomètres. Je n'ai pas vu la moindre ville-champignon, pas le moindre camp de toiles, pas le moindre baraquement susceptible de recevoir les équipes de travailleurs et leurs familles !

» Rien ! Il n'y avait rien... que du bluff !

Le directeur du New York News déglutit avec peine et se laissa choir sur son fauteuil de cuir, abasourdi. Puis, il ordonna à son rédacteur en chef, d'une voix qui se voulait ferme :

— Vous allez immédiatement envoyer un reporter et un photographe vers les zones sinistrées de Californie ; l'avion du journal devra décoller au plus tard dans une demi-heure. Je veux que vos gars fassent une enquête et me communiquent les premiers résultats par radio. Allez, Rex, et grouillez-vous !

— A la bonne heure ! ricana Fergusson en s'éloignant à reculons. Vous avez enfin compris, Maxden. Tout est bidon, dans cette affaire et ni vous, ni moi, hélas ! n'y pouvons rien. Mais je ne veux pas crever avant d'avoir dénoncé le mensonge criminel du Président et de ses complices qui régnent à l'étranger !

— Eh ! cria Maxden. Votre portefeuille !

Le géophysicien haussa les épaules et sortit en courant, semant l'effroi parmi les secrétaires et les dactylos. Alors qu'il atteignait l'ascenseur, une violente secousse ébranla l'immeuble : un tremblement de terre agitait New York, peu grave encore, mais semblant devoir confirmer les sinistres prédictions que le directeur du journal venait de recevoir.

De toutes parts, des dactylos, des secrétaires, des rédacteurs envahissaient les couloirs dans un tumulte de cris et de bousculade.

Fergusson partit d'un grand éclat de rire : un rire dément. Et, sous les yeux horrifiés des employés qui s'enfuyaient, il se tira une balle dans la tête...

 

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Réveillés à six heures du matin par le commandant Thorg, les deux couples se retrouvèrent bientôt dans la cabine de l'astronef posé sur la corniche au flanc des Verdugos Mountains.

— Pendant votre sommeil, annonça le Xarl, il y a eu un nouveau tremblement de terre : intensité douze sur l'échelle de Richter au niveau de la Californie. La secousse a été ressentie sur tout le territoire mais elle fut moins violente pour la côte Atlantique, où l'on compte cependant des dégâts et des victimes à New York et dans les autres grandes villes de l'Est.

— Nous n'avons pourtant rien ressenti, s'étonna Dorval.

— Notre appareil n'était pas posé mais en sustentation gravito-magnétique au-dessus de la corniche ; précaution élémentaire. Peu après le séisme, nous avons survolé Los Angeles à très basse altitude et j'ai lancé des appels par mégaphone destinés aux... éventuels survivants de la Convention. Les congressistes qui les auront entendus se regrouperont au Griffith Park ou ici, au pied des Verdugos Moutains.

— Très bonne chose, Thorg, approuva Forrest.